Le Bulletin des APM
Volume XIV, numéro 2, automne 2024
Les APM ont le plaisir d'accueillir l'archiviste France Villeneuve qui vient seconder Rachel Marion pour le traitement des fonds. France a été codirectrice générale et directrice administrative du Théâtre de Quat'Sous, puis archiviste au Théâtre Duceppe. C'est après un passage à la BAnQ qu'elle se joint à l'équipe des APM.
Les APM attirent toujours des donatrices et donateurs, la plupart des inconnus.es, qui déposent leurs écrits ou ceux de leurs parents, parfois accompagnés de poèmes ou de partitions musicales. Pour qui aime les statistiques : 50% des fonds sont au nom de femmes, 28% d'hommes et 22% de familles. Deux fonds importants viennent d'être traités : celui de Lucienne Moussalli, par Rachel Marion, et celui de la famille Morisset des Rivières par France Villeneuve.
Le présent Bulletin des APM est consacré à l'argent, un sujet qui revient dans presque tous les écrits personnels. On trouve un compte-rendu du fonds Guy Ménard, du fonds Lucienne Moussalli et des Carnets de Gabrielle Gérin-Lajoie.
L'ARGENT
"Faute d'argent, c'est douleur nonpareille", écrivait Rabelais au XVe siècle, reprenant une vieille chanson du moyen-âge. Cette douleur, combien de gens la confient à leur journal intime. Quelle que soit la classe sociale, les revenus suffisent rarement à combler tous les besoins et les désirs d’une vie. L'argent assure la survie, la santé, le confort et cette préoccupation matérielle est à l'origine du journal personnel. En effet, les livres de comptes ont devancé les écrits personnels qui, eux, commencent au XVIIe s. en Angleterre avec celui de Lady Margaret Hoby du Yorkshire et de Samuel Pepys à Londres. Ils apparaissent en France un siècle plus tard.
Un aperçu de la vie personnelle apparait toutefois déjà dans les livres de raison dans lesquels les nobles et les bourgeois notaient non seulement leurs revenus et leurs dépenses, mais aussi leur généalogie et les événements marquants dans la famille. Ces livres peuvent être considérés comme les ancêtres du journal intime.
Les Archives Passe-Mémoire possèdent quelques livres de comptes qui se sont glissés dans les papiers personnels d'une famille. Ainsi, une belle découverte accompagne les carnets de JC (APM22) : un livre de comptes de son aïeul comprenant un recensement général le 14 janvier 1861, fait par le docteur Cray (1835-1868). JC, qui a tenu son journal à partir de 1966, semble avoir hérité de ce sens comptable : ses dépenses sont rigoureusement consignées dans des livres de comptes personnels, souvent accompagnées de tickets de caisses et autres factures.
Les APM viennent aussi d'acquérir le « Grand Livre Appartenant à E. T. Baril Commencé le 25 Septembre 1873 », dans lequel le marchand de Fortierville note les sommes dues et payées de ses clients, mois par mois jusqu'en 1908. Des colonnes de chiffres sur chacune des 351 pages, mais aucun détail sur les biens achetés au magasin. À son décès en 1893, le magasin passe aux mains de son épouse Olivine Petit, mère de 9 enfants, qui continuera à tenir les comptes. Le magasin sera transmis à son fils Séraphin en 1921. Celui-ci a gardé le sens des affaires et à son fils unique qui lui demandait s'il aurait d’autres d'enfants, il répondait : « Un seul! Moi, la marchandise qui ne se revend pas, j'achète pas ça en grande quantité ». Cette citation, on la retrouve dans le récit de Roland Baril 40 ans derrière le comptoir, rédigé en 2007.
Un autre livre de comptes, beaucoup plus détaillé provient du fonds Ida Gauthier. C'est celui de son oncle John-J. Boyce, épicier à Québec, dans les années 1910-1918. La couverture de cuir du grand livre est très usée, des factures sont collées au haut des pages fragiles, des lettres sont recopiées, le tout est à manipuler avec soin.
Des livres de comptes, découlent les journaux personnels dans lesquels aux dépenses on ajoute ses réflexions sur l'argent. Font écho à ces livres de comptes les budgets que dressent les diaristes, dans les factures et coupons de caisse insérés entre les pages d'un journal.
Les dépenses changent avec le temps : plusieurs journaux font état des comptes de médecins, choses courantes avant l'assurance-maladie et qui causaient bien des soucis, en l'absence de pension de vieillesse, d'assurance-chômage, d'allocations familiales, alors que l'aide sociale dépendait de la paroisse, des communautés religieuses et des œuvres philanthropiques.
Plusieurs documents de l'important fonds Morisset des Rivières nous renseignent sur le train de vie d'une famille de Québec à partir du début du XXe siècle. De 1902 à 1909, le docteur Morisset de Sainte-Hénédine note ce qu'il charge à ses patients.es : en général, de 0,25$ à 0,75$, rarement plus d'un dollar. Il sera député, puis greffier du Conseil exécutif du gouvernement; il achète des actions dans des mines de cuivre et d'or dont on retrouve les certificats accompagnés de sa déclaration d'impôt de 1917. Ses enfants continueront à bien gérer leurs biens comme en fait foi le budget de la famille Morisset des Rivières en 1963 : dépenses et revenus mensuels détaillés, incluant l'achat des cadeaux de Noël et le revenu des allocations familiales.
Tous n'ont pas les moyens d'investir leur surplus et réitèrent le manque d'argent et la hausse des prix. Les problèmes financiers s'acharnent sur Rolande Côté. Elle redoute les fins de mois avec les comptes à payer. Elle garde les reçus – Provigo, Jean Coutu, McDonald's -, note minutieusement ses dépenses et rêve de gagner la loto.
Si les contraintes financières déterminent bien des vies, certaines personnes s'en sortent, d'autres pas. Serge Caza, qui joue de la trompette dans le métro pour suppléer à l'aide de sa famille et de l'État, ne surmontera jamais complètement ses problèmes d'alcoolisme et de santé mentale et passera toute sa vie dans la précarité.
Malgré la pauvreté, certains diaristes ont trouvé le temps, le papier, les moyens d'écrire, le dimanche sur la table de cuisine comme Alma Joncas Pelletier, sur le dos d'une liste d'épicerie comme Oliva Letendre Paulus, sur des aérogrammes fournis par l'armée comme les soldats Melançon et Delorme, ou sur un petit carnet donné par une compagnie d'assurances. Ces diaristes et ces correspondants poussés par le désir d'écrire ouvrent une fenêtre sur la consommation des individus et des ménages, sur les soucis quotidiens pour arriver à la fin du mois, sur l'affluence et la précarité, sur l'importance de certaines dépenses essentielles comme la nourriture ou le médecin, ou superflues comme les voyages ou les cures. Confirmant ainsi les différences sociales et la relativité des besoins et des désirs.
CITATIONS
Vais-je recevoir mon chèque de b.s. Auj. [643$]. J'ai toujours peur qu'on me le retienne p.c.q. je ne leur ai pas rendu de comptes à propos de la pension alimentaire... ils vont sûrement m'en demander.
Rolande Côté, APM59, 1er mai 1987
J'attends la cantine, je veux m'acheter quelque chose à moins que je me ferais des toasts p.c.q. Je n'ai plus d'argent du tout jusqu'à jeudi et nous avons besoin de pain ce soir pour demain et jeudi. Bon... donc pas de cantine... 2h42 la cantine... je n'ai pas assez d'argent pour y aller... donc je m'en passe.
Rolande Côté, APM59, 9 juin 1987.
Je vais vendre le brillant que Gracy m’a offert, en échange d’une bague. J’ai besoin d’argent pour le plombage de quelques dents. Je raffole des bijoux, des parfums, mais j’estime qu’une denture en bon état, une santé bien assise sont plus utiles qu’un bijou de valeur.
Lucienne Moussalli, Beyrouth, 9 février 1953
COMPTES-RENDUS
de fonds déposés aux APM
FONDS GUY MÉNARD APM 78
Des dessins d'enfants à ses manuscrits, journaux de voyage et correspondance, le riche fonds de Guy Ménard permet de suivre le cheminement d'un intellectuel de son enfance à sa retraite, en passant par ses études en théologie, en ethnologie et en anthropologie, puis ses années d'enseignement au département des sciences de la religion de l'UQAM.
Guy Ménard a commencé tôt à tenir des carnets de voyage dans lesquels il note ses itinéraires et ses dépenses et parfois ses impressions: en 1966 sur la côte du Pacifique; en 1968, aux États-Unis; en 1972 en Éthiopie. Car, après ses études en théologie, Ménard va enseigner l'histoire et l'anglais en Éthiopie pendant deux ans. Il est alors jésuite, étant entré au noviciat en 1968. Il rédige, a posteriori, son « journal humoristique » de l'expédition d'Addis à la mer Rouge en janvier 1972, puis un autre sur son voyage à Gambela, dans l'ouest du pays, l'année suivante. En 1999, c'est un véritable journal, au jour le jour, qu'il entame à l’aéroport puis dans l'avion qui le mène au Brésil pour le carnaval. Mais la bonne intention, comme pour bien des journaux personnels, ne dure que quelques pages et nous laisse sur notre appétit.
Déjà en 1978, Ménard réfléchit sur les liens entre l'homosexualité et l'Église catholique et commence à publier sur le sujet dans diverses revues. Frappé par la théologie de la libération, il fait de son Dieu un Dieu de libération. En 1983, ce que Guy Ménard intitule « Début d'un journal, de G.M. Étudiant à Paris 7 » est en fait un récit de 92 pages, rédigé a posteriori, de sa démarche intellectuelle pendant son séjour d’études à Paris. Ce texte est précédé de ses réflexions sur l'évolution du mouvement de libération gai au Québec. Comme bien des Québécois qui ont étudié à Paris, Ménard ne manque pas de souligner les différences entre les milieux intellectuels québécois et français. En 1983, il obtient doctorat en ethnologie de l'Université de Paris. Sa thèse, sous la direction de Michel de Certeau, « Une rumeur de Berdache : contribution à une lecture de l’homosexualité masculine au Québec » fait partie de son fonds, tout comme ses romans et ses recueils de poèmes.
Les écrits qu'il a légués aux APM permettent de suivre la genèse de ses livres – en particulier de son autobiographie Confections publiée en 2020 - et l'évolution de sa pensée théologique, marquée par sa contribution à l'élaboration de la théologie de la libération gaie et de l'intégrer à la théologie de la libération. Cette théologie est d'abord centrée sur celles et ceux à la marge et à la base de la société, tel que le reflète sa première publication, en 1978, L'Église et le mouvement ouvrier au Québec. Il se concentrera par la suite sur la place de l'homosexualité dans la communauté chrétienne, sur le discours de la Bible et de l'Église catholique, et publiera en 1983 De Sodome à l'Exode. Jalons pour une théologie de la libération gaie, dont le théologien Gregory Baum signera la préface. Ce livre d’avant-garde à l’époque sera suivi de plusieurs autres sur l’Église et la sexualité jusqu’à Religion et sexualité à travers les âges, publié en 2018.
FONDS LUCIENNE MOUSSALLI APM83
Lucienne Moussalli (1928-2021) tient un journal depuis ses 14 ans. Comme elle l'écrit, elle « enregistre la vie quotidienne ». Diserte, en deux mois elle peut remplir un cahier de 200 pages. Prenons au hasard deux années de sa vie : 1953 et 1965-1966. En 1953, Lucienne Moussalli a 24 ans, institutrice, elle vit à Beyrouth avec sa mère, son père âgé et ses deux sœurs. Elle entame, écrit-elle, « ses débuts sentimentaux ». Elle rentre d'un séjour en France et Paris lui manque.
L'argent joue un grand rôle dans son journal comme dans sa vie. L'argent et la famille. Son père, riche banquier, a fait faillite, la famille est endettée, le budget est serré, sa mère et elle-même doivent vendre des bijoux pour régler des dépenses. L'argent sera un leitmotiv jusqu'à la fin de sa vie.
Elle a la plume facile et bien tournée : elle observe les gens autour d'elle et, en adepte de la morpho-psychologie, elle en dresse des portraits détaillés et les juge à l'aune de la physiognomonie. Elle décrit son milieu, rapporte toutes les chicanes de famille; elle exprime ses aspirations et ses sentiments, elle rapporte mot à mot des conversations.
À Beyrouth, dans une famille de trois filles célibataires, tout tourne autour du mariage. Lucienne n'a qu'une attraction physique pour le « médecin d'en bas » qui ne semble pas se décider à faire la grande demande, mais elle s'attend néanmoins à être bientôt « accablée d'enfants ». Des enfants qu'elle imagine parlant français et anglais et choisissant leur religion à l'âge adulte. Chaque jour, elle consacre au médecin plusieurs paragraphes, voire des pages, et fantasme sur le confort que lui apporterait ce futur propriétaire d'immeuble : machine à laver, cuisinière électrique, enfin tous les appareils ménagers modernes. Ambitieuse, elle se monte un programme : terminer son bac (interrompu par la faillite de son père), puis suivre des cours d'arabe, faire des études en droit et obtenir son doctorat, travailler à Paris comme secrétaire de légation, projets qu'elle compte avoir réalisés à 32 ans. Elle rêve, mais les conditions matérielles, les relations humaines, surtout sa pauvreté feront échouer ses projets. Désargentées, leur mobilier saisi pour dettes, les sœurs Moussalli n'attirent pas les « bons partis », et comme le constate Lucienne, si elle, par son travail, réussit à s'en sortir, « Mireille et Denise ne le pourront vraiment qu'en se mariant ». (17 septembre 1954)
Lucienne et sa sœur Mireille émigrent à Québec en 1956; leur mère les rejoint trois ans plus tard après le décès de son mari. Après un long hiatus – les cahiers se sont-ils perdus? Les a-t-elle détruits? Ou a-t-elle simplement cessé d'écrire? - le journal reprend en 1962, à Québec où Lucienne et Mireille ont refait leur vie et ouvert un jardin d'enfants. Si les deux sœurs mènent une existence fusionnelle, les relations avec leur mère, dont elles devront s'occuper jusqu'à sa mort on 1973, deviennent de plus en plus difficiles. Le sens du devoir est néanmoins plus fort que toutes les vexations et les exigences d'une mère que ses filles ne se résoudront jamais à placer dans une résidence car « ce serait l'abandonner ». Comme preuve qu'elle gâche leur vie, le fiancé de Lucienne pendant de nombreuses années ne se résoudra pas à l'épouser pour ne pas inclure la mère dans son ménage. Les espoirs, les plans matrimoniaux n'aboutiront ni pour Lucienne ni pour Mireille. L'espoir mettra du temps à s'éteindre : « j'aborde mes 37 ans! Toujours furieusement célibataire ».
Avec les années, les plaintes et l'insatisfaction font place à la désillusion, puis à l'amertume, mais jamais Lucienne ne cessera d'échafauder des projets. Ainsi, en 1973, elle les énumère : obtenir son doctorat en linguistique, ouvrir une école de langue à Hull ou Ottawa, faire le commerce des chats (elle en a plusieurs), ouvrir une petite librairie spécialisée, trouver du travail à temps partiel à l'Université d'Ottawa ou ailleurs, inventer et faire le commerce de verres comestibles en biscuit, écrire un livre.
Le journal s'achève en 2013, elle décèdera en CHSLD à 93 ans.
Ce journal de 46 cahiers a toujours été très important pour Lucienne. Elle a toujours voulu écrire et y prend plaisir. Même si sur la couverture de certains cahiers on lit: « Défense de lire », elle n'a pas voulu les détruire et dans ses dernières années elle s’inquiétait de ce qui allait en advenir. Elle aura réussi à laisser une trace, à documenter sa vie.
CITATIONS
À bicyclette : Ce matin, Camille et Marie Monique m'ont réveillée pour aller faire une promenade à bicyclette... Nous ne nous sommes pas fait insulter par la population : nos pantalons ont occasionné quelques commentaires. Nous avons roulé durant 10 km entre les oliviers de la route de Saïda, par un temps splendide. Nous avons pris du repos sur la plage près de la station Radio-Orient aux environs de Khadé. C'était idéal, et nous sommes retournées par car, par grande fatigue. Je ne sais pas monter correctement à bicyclette, ni tourner. Alors, j'ai dû doublement prêter attention au trafic des autos. En outre je ne sais enfourcher que des vélos de garçons. Nous en possédons d'excellents neufs avec de bons freins.
8 février 1953
Mon journal est mon pain quotidien ces temps-ci. Il joue pour moi le rôle du démon tentateur. J'attends avec impatience le moment de la journée où je pourrai l'ouvrir, et y confier mes idées.
27 février 1953
Chaque fois que je prends mon journal, je n'ai pas l'impression de perdre mon temps. Par contre, il n'en est pas de même lorsque je nettoie ma maison, je pouponne les chats, je cuisine, je cours en ville, que sais-je...
30 septembre 1973
DE LA COLLECTION AUTOBIOGRAPHIQUE
Outre les documents d'archives proprement dits, c'est-à-dire les textes personnels originaux et inédits, les APM recueillent des écrits dont il existe plus d'une copie : des mémoires rédigés pour ses petits-enfants par exemple, ou l'histoire d'une vie racontée pour un cercle d'amis, ou encore un livre publié à compte d'auteur. Nous vous en offrons des comptes rendus au même titre que ceux des fonds d'archives.
CA40 Les Carnets de Gabrielle. Journaux intimes de Gabrielle Gérin-Lajoie de 1897 à 1918. Sous la coordination de Marie-Josée Saine, 2024.
À 21 ans, Gabrielle prend un petit carnet et entreprend l'écriture de son journal. Elle fréquente un employé du chemin de fer Canadien Pacifique, Jules Hone, et elle est heureuse. Les carnets s'additionnent jusqu'en 1918. Un siècle plus tard, au décès de sa cadette, Monique, le journal est découvert dans les rayons de la bibliothèque. La publication des Carnets de Gabrielle est le résultat d'un travail d'équipe par des membres de la famille guidés par Marie-Josée Saine. Il en résulte un magnifique cahier de 128 pages, illustré de nombreuses photos dans lequel, à partir des carnets, elles et ils reconstituent ces quelque vingt ans de la vie de Gabrielle. Le livre est structuré en trois périodes : 1897-1904, 1904-1913, 1913-1918. Chacune comprend trois thèmes : les lieux (cartes géographiques à l'appui), la vie familiale, la religion. Sur chaque page on présente d'un côté un résumé ou une contextualisation du carnet, de l'autre un extrait ou une illustration, soit des photos ou des cartes, voire une lettre. Le tout suivi d'annexes, de photos de famille et complété par un grand tableau généalogique de 1952 à 2023.
Le texte est précédé d'une introduction fort instructive sur le journal intime et ses fonctions : entendre, rapporter, refléter. Ici, il sert de « lunette d'approche pour aller voir de plus près la vie de Gabrielle Gérin-Lajoie ». (113)
Les lieux sont importants et le couple voyagera beaucoup. Le journal débute à Montréal en 1897, le couple se marie l'année suivante et ira vivre neuf ans à Québec pour revenir à Montréal en 1911 quand Jules Hone et son associé, M. Rivet, fondent la plus grande agence de voyages canadienne-française. Le patient travail de cartographie rend possible de repérer sur les plans de Montréal tous les endroits où a vécu Gabrielle - de Montréal, à Québec, puis de nouveau à Montréal de Westmount à Notre-Dame-de-Grâce - et toutes les résidences qu'elle a fréquentées, ce qui permet de retracer ses réseaux de sociabilité.
Les sections sur la vie familiale laissent entrevoir la vie quotidienne de la famille. On trouve des menus, aussi des budgets détaillés, - quand le loyer pour une famille de six enfants coûtait 20,85$ par mois sur le chemin Sainte-Foy à Québec – et surtout l'énumération de tâches ménagères. Malgré toutes ses responsabilités familiales : soin des enfants, cuisine, ménage, magasinage, Gabrielle n'abandonnera jamais la musique. Elle continue de chanter lors de soirées et elle enseigne le piano aux enfants.
La religion garde toute son importance et pour chaque période on explique le rôle de l'Église catholique. Comme les femmes de sa génération, Gabrielle est pieuse, elle est assidue aux offices religieux sauf en cas de grande fatigue, et elle s'appuie sur les sermons du curé pour passer à travers les tensions qui par moments se manifestent dans le couple.
Puis l'écriture s'étiole, les entrées sont plus espacées, presque aucune en 1917, pour reprendre en 1918 quand les notes se font plus rares jusqu'à se terminer en mai. Gabrielle a alors 42 ans, elle est mère de 7 enfants de 18 ans à 11 mois. Elle aura deux autres filles, en 1919 et 1920. Sans doute le temps lui manque pour écrire. À moins que d'autres carnets ne se soient perdus.
C'est alors que sa fille Edmée prend la relève. En 1918-1919, celle-ci note ses sorties, ses lectures, ses voyages.
La présentation du livre est très agréable et richement illustrée. Les nombreuses photos représentent des gens connus – le grand-père maternel de Gabrielle n'est-il pas le journaliste Étienne Parent, son frère le sociologue Léon Guérin, sa belle-sœur, Marie Lacoste Gérin-Lajoie (épouse d'Henri), et son oncle l'historien Benjamin Sulte (époux d'Augustine Parent, aussi fille d'Étienne). La toute première photo date de 1873. On y voit les parents de Gabrielle, l'écrivain Antoine Gérin-Lajoie et Joséphine Parent, ses frères et sœurs. Gabrielle naitra deux ans plus tard. Le tout est suivi d'annexes, de photos de famille, complété par un grand tableau généalogique de 1752 à 2023.
Ce journal est un document exceptionnel. L'aperçu qu'en donne le grand cahier nous pousse à en connaître plus et à aller voir les carnets originaux déposés aux Archives nationales du Québec.
EXTRAITS
C'était la première fois que je voyais l'océan... J'ai ramassé quelques jolies coquilles sur une grève de sable blanc dans laquelle on pouvait se rouler en robe de soirée. p. 16.
Je crois donc que l'essentiel est de conserver la vigueur nécessaire pour toujours vivre de l'esprit. Combien de jeunes femmes intelligentes et bien douées se laissent accabler par les exigences mondaines. 1918 P. 94
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages récents :
GRISTWOOD, Sarah, Secret Voices: A Year of Women's Diaries, Londres, Batsford, 2024.
HENDERSON, Désirée, How to Read a Diary. Critical Contexts and Interpretive Strategies for 21st-Century Readers. Londres, Routledge, 2019.
LE PORT, Éliane, Écrire sa vie, devenir auteur : le témoignage ouvrier depuis 1945. Paris, EHESS, 2021.
REEVES, Charles, Artists and Their Autobiographies from Today to the Renaissance and Back, Londres, Routledge, 2023.
TOLOTTI, Sandrine. Les épopées minuscules, édition Premier Parallèle, 2023.
CONSEIL D'ADMINISTRATION des APM :
Maud Bouchard-Dupont, historienne
Barbara Creary, avocate
Sophie Doucet, historienne
Marthe Léger, archiviste
Andrée Lévesque, historienne
Archivistes : Rachel Marion, France Villeneuve
On remercie les bénévoles Ariane Comeau et Catherine Guenette. Ainsi que Stéphane Lévesque pour le site internet.
Les Archives Passe-Mémoire sont enregistrées comme organisme sans but lucratif. Elles sont soutenues par des bénévoles – sauf pour les archivistes – et acceptent les dons.
Les APM sont aussi reconnues comme un organisme de bienfaisance qui remet des reçus de charité pour l'impôt.